Bruno Devismes critique de “Rêve d’escargot”

Un cher mentor depuis 2004, Bruno Devismes m’a aidé pour mes mémoires de Master I et II lorsque j’étais à l’Université Paris 8. Sans son généreux soutien pour dénouer et réparer mon français défaillant, je n’aurais pas pu progresser avec de si brillants résultats dans mes évaluations. Mais au-delà des résultats, il est un véritable sage avec qui j’ai eu le privilège de passer des heures à réfléchir sur la signification de Heidegger, de l’Art et du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.

Je souhaite donc partager avec vous un échantillon de sa sagesse, qui est rédigée sous la forme d’un article personnellement adressé à moi. Je trouve simplement cela trop précieux pour le garder uniquement pour moi. Malheureusement, cet article est rédigé uniquement en français.

Vous pouvez également voir et télécharger l’article original avec les images, ou lire la version texte ci-dessous.

Profitez-en,

Won

Mes commentaires sur « Le rêve d’escargot » –

spectacle de Won KIM présenté au Centre Culturel Iranien Pouya

le 26 septembre 2015

écrit par Bruno Devismes

Pour la première fois de sa déjà longue carrière d’acteur, co-fondateur il y a une dizaine d’années de la compagnie « Pas de Dieux », proposant à de longues cohortes d’étudiants et professionnels en arts du spectacle des formations et spectacles axés notamment sur la pratique du mime, Won KIM présente avec ce spectacle son premier solo.

Won Kim se situe dans le sillage d’Etienne Decroux et de Thomas Leabhart, ce dernier ayant été lui-même élève de ce précurseur souhaitant faire apparaître le mime comme pratique artistique à part entière.

Mais, également philosophe, il avance de « l’être » et de « l’étant » heideggérien vers le « parlêtre »,[i][1]ce qui ne lui était guère arrivé jusqu’à présent. Ainsi, il associe dans son solo, de façon harmonieuse et avec une très grande liberté, le geste et la parole.

A travers un récit né de son expérience personnelle, il amène le public à réfléchir et à avancer en liberté sur un chemin de vérité, en vue d’une « transcendance », pour reprendre un terme qu’il exprime par deux fois, dans sa signification « heideggérienne ».

Qu’est-ce qu’une parole libre? « C’est celle qui s’efforce de donner aux mots leur vrai sens, qui ne leur permet pas de mentir. Si chacun employait honnêtement les mots selon leur sens, et j’ose le dire, selon leur dignité – car il y a une hiérarchie des mots réservés, des mots sacrés dont l’abus est une sorte de profanation –, nos disputes ne compromettraient rien de précieux ».[2]

Cette interrogation liminaire est importante, car Won lance rapidement son spectacle dans une analyse « phénoménologique » très drolatique, du mot chaise : un objet destiné à s’asseoir pour les uns, un instrument pouvant servir à devenir champion de catch pour d’autres, ou encore un trône pour d’autres encore. Et encore, de quel trône s’agit-il : trône de Salomon et de la Sagesse, ou trône d’un dictateur de toute espèce ?

Mais le spectateur peut aussi se contenter de rêver sur l’image ci-dessous de « La chaise » de Van Gogh.

Pourquoi un escargot ?

En se référant à la volumineuse thèse de doctorat en études théâtrales de Won sur « Le contrepoids dans le monde contemporain », on peut repérer (en sa page 94 … sur 400 !) une citation explicative : « Selon Thomas Leabhart, Decroux « a importé sur scène un mouvement qui existait déjà dans la nature ». Il utilisait l’image de l’escargot pour décrire la qualité dynamique d’un mouvement qui avance, suivi d’une rétraction d’une partie du corps. Il disait que l’avancée lente et la rétraction de cette partie corporelle représentent les antennes de l’escargot qui sortent pour voir le monde, mais se rétractent dans sa coquille protectrice, parce que l’animal sent que le monde est trop laid et dangereux ».

Qu’est-ce qu’un escargot ?

Bien entendu, l’homme n’est pas un animal. Ici l’acteur et le philosophe renvoie à Heidegger et à Decroux, selon lesquels « cette distinction entre le monde des animaux et le monde de l’homme doit être clarifiée, et non pas séparée comme le fait la pensée cartésienne ». Notre monde, qui ne prend pas conscience « avec le corps », avec l’ « animus » de l’homme, c’est-à-dire l’« animal, l’être-là-déjà » vit dans l’inconscience ».

Mais « l’homme bénéficie, lui, d’une singulière aptitude à se transcender lui-même (qui va de pair avec la conscience de sa mortalité) et à se mettre à la place de l’autre. Il se pourrait que cette auto-transcendance trouve l’une de ses plus éloquentes expressions dans le souci qu’elle peut prendre de l’animal et de sa détresse. Ce serait aussi pour l’homme une manière de démontrer qu’il a une âme».

Un rêve autobiographique ?

On pourrait dire que l’acteur réfléchit sur son parcours personnel, l’ayant conduit à faire le tour du monde, depuis ses racines familiales coréennes jusqu’en Amérique, puis en Europe et encore au-delà.

En témoignent sa référence à Thomas Leahart, son maître en Californie, les cris de sa mère lui reprochant sa lenteur d’escargot : quitter sa patrie américaine et attendre onze ans pour créer son premier spectacle ! Et également une référence implicite à Leela Alaniz et à son solo : Le monde est rond de Gertrude Stein ?

Mais un escargot ne porte-t-il pas, de par sa nature, son domicile sur le dos ?

Won exprime également avec humour des interrogations sur son passé et son avenir. Ainsi, son travail persévérant sur « le contrepoids » n’aurait-il servi qu’à lui faire prendre du poids ! La rudesse du métier d’acteur l’oblige à professer également dans une école de commerce ; ou à faire du « marketing » pour mieux décomposer les gestes permettant le nouage d’une cravate, de façon de plus en plus pénible : un geste supplémentaire à accomplir à chacun de ses anniversaires ! Sur ce dernier point, quoiqu’ayant pas mal d’années de plus que Won, j’ai réussi à réaliser cette performance en moins de vingt gestes !

Ouvertures sur une « transcendance »  

Cependant, le rêve d’escargot, roi de la « lenteur », peut comporter des signes d’encouragement. Malgré sa vitesse de croisière d’environ 4 mètres à l’heure, il aurait réussi à coloniser la planète en commençant son voyage voici plus de 12000 ans. Won s’est-il transformé en escargot de mer afin de pouvoir traverser l’Océan Pacifique de son pays d’origine en Amérique, puis l’Océan Atlantique pour passer des Etats-Unis en Europe ? Son parcours qu’il décrit dans son spectacle constitue en tout cas pour le public un appel à la réflexion et à l’action.

En effet, dans son refus d’origine du « star system », la compagnie « Pas de Dieux » et le solo de Won en témoigne : malgré son appellation,  constitue une œuvre collective.

Quant à « la transcendance », quelle signification lui donner : un rêve, un mystère ? La nuit, l’escargot peut-il regarder une comète en spirale, à son image ?

Cette spirale fait-il rêver l’escargot – et notamment l’escargot de mer – de grandir comme une Tour de Babel susceptible de percer le ciel et de jeter à bas son créateur, selon la représentation de Brueghel  ? Mais non, l’escargot n’a pas de langage, et donc de désir de parler une langue universelle. A cet égard, serait-il plus intelligent que l’homme, de nos jours désireux ou contraint de parler anglais – ou plutôt américain – que ce soit sans ou avec Internet ?

En effet (page 187 de la thèse précitée) : « Les contrepoids de Decroux nous donnent les principes techniques pour découvrir le drame, le polemos, qui se révèle en prenant en charge notre corps comme être-en-corps au monde du Dasein. Comme Jacob et l’ange (E. Delacroix et Genèse XXXIII, 25-33), la lutte physique contre un pouvoir métaphysique (le Dieu ou le pouvoir d’un système social) représente la lutte pour le progrès et pour la libération de l’homme »

Mais il n’en pas ainsi. Pour Decroux, c’est la lutte pour l’autonomie du mime corporel parmi les autres arts majeurs autant que la lutte pour l’autonomie de l’acteur/auteur.

D’autres significations que celle donnée par Heidegger, exposée avec brio par Won dans sa thèse, peuvent s’appliquer au mot « transcendance ». Mais il ne l’explicite guère dans son spectacle.

Tout un chacun est amené cependant, en toute liberté, à s’interroger sur la signification pour lui de cette « transcendance » : sans se regarder dans un miroir narcissique, mais en relation avec son prochain et le monde, pour avancer dans la vie, en toute vérité.

De par ma nature assez peu familier de la philosophie allemande, la formulation de Pascal : «L’homme passe l’homme » : me semble mieux expliciter ce terme.

Ou celle de Saint Augustin, adepte dans sa jeunesse du « Gnöti seauton » de Socrate, qu’il complètera ainsi, après sa conversion : « Tu veux te connaître ? Connais Dieu – Tu veux connaître Dieu ? Connais-toi toi-même ».

Suite sans fin

Et voilà ! Avec « Le rêve d’escargot », Won nous fait faire le tour du monde. Il rejoint ainsi l’artiste coréen Lee Bae qui, dans une exposition qui se tient actuellement au Musée Guimet, « vient habiter (son) sommet. Dans la rotonde, il a posé ses instruments d’écriture : charbon et papier blanc qui partent d’une tradition et font une percée vers le rêve, le temps, l’ailleurs ». [3]

[1] Heureusement, dans son spectacle, Won n’emploie pas ces termes que beaucoup de spectateurs non-philosophes n’auraient probablement pas compris, et traduits dans leur langage par « le hêtre », « l’étang », le paraître ». Ainsi, certains d’entre eux ont peut-être traduit dans leur langage, le mot « transcendance » qu’il emploie  par « transe en danse » ?

[2] Georges Bernanos, février 1939 (Essais et écrits de combat – Brésil, terre de l’espérance).

[3] exposition en prélude d’une saison coréenne – Editorial n°5 du magazine du musée – septembre-décembre 2015

Et peut-être, en regardant sa fille venue le féliciter à la fin de son spectacle, Won arrivera-t-il à faire un nœud de cravates en deux gestes ?

Merci, Won, de nous entraîner, après Gaston Bachelard, dans « La poétique de la rêverie ! »

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